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Le Désamour du Rap et des Médias Français

Ces derniers jours, l’incompréhension qui existe entre le rap français et les médias a atteint son paroxysme.

Première illustration : la rencontre dans l’émission Salut les Terriens de samedi dernier, de Thierry Ardisson et du rappeur Vald qui vient de sortir son single Trophée. L’interview était focalisée sur tout, vraiment TOUT sauf sur l’artiste et sa musique.

Les clichés sur le rap étaient crachés les uns après les autres de la bouche du présentateur télé et étaient applaudis lourdement par le grotesque valet de service, Laurent Baffie.

L’entretien s’ouvre sur une introduction plus que douteuse : « Vous n’êtes pas un rappeur comme les autres, vous n’êtes pas noir, vous ne passez pas vos journées en salle de muscu et vous savez que le verbe « croiver » n’existe pas », viennent ensuite un parler « djeun’s » caricatural pour s’adresser à l’artiste, une comparaison hasardeuse avec Eminem et une question tombée du ciel sur la religion du frère du rappeur qui a l’air de bien déranger Ardisson, tout ça laissant un Vald éreinté par tant d’ignorance journalistique sur le monde du rap d’aujourd’hui.

 

 

 

Seconde illustration : La découverte du massacre du peuple de Rohingyas en Birmanie/Myanmar par les journalistes et leur étonnement lorsqu’ils se sont aperçus que les rappeurs français comme Médine (Enfant du Destin, Prose élite), Nekfeu (« Je trouve le Prix Nobel ironique quand j’pense aux Rohingyas », Putain d’époque de Dosseh, où il évoque Aung San Suu Kyi, le prix Nobel de la paix birman) ou encore Kery James (Dernier MC) s’évertuaient à attirer l’attention sur leur oppression depuis presque six ans.

 

 

En voyant ça, on comprend clairement qu’il y a un problème entre les personnes dont le rôle est d’informer et le rap en France. Les journalistes, les présentateurs télé, les animateurs radio ont beau avoir fait toutes les études du monde, interviewé toutes sortes de profils, voyagé aux quatre coins de la terre, leur étroitesse d’esprit concernant le rap reste inchangée. Alors pourquoi ?

Tout d’abord, la majorité des rappeurs français est considérée comme « une tribu de gorilles décervelés ». Autrement dit comme une « sous culture d’analphabètes » dixit Éric Zemmour, car cet homme a toujours le mot pour rire.

Enfin, c’est l’image qu’on aime leur donner. Mais cela est principalement dû au fait que le rap use et abuse de l’argot. C’est notamment la raison pour laquelle en septembre 2016 dans ONPC, on assiste à une scène surréaliste dans laquelle le $-Crew se voit obliger de traduire ses textes à la chroniqueuse Vanessa Burggraf, journaliste surdiplômée en communication politique et sociale, comme à une enfant découvrant le français et à un Yann Moix plus que méprisant lorsque Nekfeu lui explique que l’argot permet de garder une langue en vie et procure une interprétation multiple aux textes. Ainsi, le rappeur est alors amené à faire un cours de littérature à un prix Goncourt. En tant qu’ancienne étudiante littéraire qui a reçu le même cours de la part de professeurs d’Hypokhâgne-Khâgne, comprenez mon étonnement face à l’absurdité de cette scène. Je ne pense pas que Yann Moix ignore le fait que de grands auteurs tels que Zola, Céline ou Quenaud aient fondé leur style d’écriture sur l’argot ainsi je ne vois pas pourquoi dans la littérature, l’argot serait plus acceptable que dans le rap. Victor Hugo aurait pu lui-même répondre à Moix : « Il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social ».

 

 

Dans le livre de Thomas Guénolé, ancien professeur de Science Po, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, un chapitre est consacré à la langue de Molière. En effet, dans ce passage, Guénolé démontre que la langue des banlieues, la langue des rappeurs, la langue des jeunes, celle qui irrite tant ceux qu’il appelle les « banlianophobes » (Coucou Finkielkraut) et qui est selon eux en train de tuer la langue française, est bien plus proche de celle qu’ils parlent que de celle, parlée par Molière. Il confronte alors le texte d’origine (c’est-à-dire non modernisé) d’une pièce de Molière (il rappelle que celle-ci doit se lire avec l’accent de l’époque, un accent qui se rapprocherait plus de celui de nos amis québécois aujourd’hui) aux paroles de Qu’est-ce qu’on attend de NTM. Et à votre avis quel est le français qui se rapproche le plus de notre langue de tous les jours ? Celui de NTM, gagné.

À côté de ça, doit-on rappeler que le rap est issu de la poésie ? Qu’il suit des impératifs métriques et doit multiplier les rimes ? Pour vous éviter le cours de français, Deen Burbigo en parle (à sa façon) dans cette interview de Rapelite (6m11 – 7m50) :

 

 

Cette utilisation de l’argot conduit alors, la plupart du temps, à une incompréhension totale (Celle qu’on peut notamment lire sur le visage de Virginie Burrggraf lorsqu’elle découvre les textes du $-Crew). Et comme toute personne ne comprenant pas et ne cherchant pas à comprendre, la conclusion sera alors « Le Rap c’est de la merde ! Ce n’est pas de la musique, ce n’est pas de l’art ». Une étude de Yougov pour 20minutes de 2015 sur le rap en France, montre que ce sont les personnes qui n’écoutent et qui ne connaissent pas le rap qui ne le considèrent pas comme un art. En effet, seul 44% des personnes interrogées, n’écoutant pas de rap pensent que les rappeurs sont des artistes à part entière contre 80% des personnes qui en écoutent.

Cette incompréhension peut être également liée à un gap intergénérationnel. L’étude précédente mentionnait le fait que 18,5% des personnes interrogées écoutaient du rap néanmoins les 18-24 ans et les 25-34 ans de ce panel, sont respectivement 38% et 35% des auditeurs réguliers de rap. Le rap s’adresse donc plus particulièrement à la jeune génération avec laquelle il partage un langage et culture commune.

C’est pourquoi le rappeur est un invité rare des plateaux télé, et lorsqu’il y apparait c’est pour être face à des chroniqueurs, des animateurs ou des journalistes n’ayant jamais réellement baigné dans la culture Hip-hop ou y ayant seulement trempé un orteil le temps d’écrire leur chronique sur l’invité en question. Ce bachotage ne leur permet alors pas de saisir les allusions, les règles et les influences des artistes qu’ils ont en face d’eux, et cela ne leur permet pas de s’improviser critique musical et d’apprécier le rap dans sa globalité.  On assiste donc à des interviews qui frôlent le ridicule et pour lesquelles le mot « MALAISANT » a été inventé. Celle de Georgio dans ONPC à la sortie de son album Héra en novembre 2016 restera marquée dans les annales. Ce ne sont pas les éloges des chroniqueurs qui choquent, loin de là, mais le traitement réservé à l’artiste en lui-même. On s’étonne qu’il sache lire, qu’il aime lire, qu’il soit poli et cerise sur le gâteau : « En plus il parle bien ! » nous lâchera même Ruquier. Ce remake nauséabond du mythe du bon sauvage sortant de son état de nature (en d’autres termes, de sa banlieue) pour découvrir les joies de la littérature, en laissera plus d’un perplexe.

 

 

Mais pourquoi tant d’étonnement ? Parce que les médias les plus populaires, régis par les confrères de nos chroniqueurs préférés, ne connaissent pas plus le rap qu’eux. Mis à part celui qui fait vendre, qui crée la polémique et génère de l’argent : Le rap commercial (Maitre Gims, Soprano, Black M…) et le rap des « gangstas ». Ils diffusent alors l’image d’un rap qui agite les chaines, les guns et la poudre et qui est incarné par des bodybuilders auto-tunés auxquels on ne confirait pas nos enfants.

Néanmoins, ce rap ne représente qu’une infime partie du genre, malheureusement c’est celle à laquelle les médias le réduisent à 90% du temps. Les 10% restant réduisent le rappeur à un porte-parole de la banlieue, une allégorie de la fracture sociale et non pas à un artiste en lui-même qui écrit et qui compose ses morceaux. Il est pris en tant que témoin de la banlieue, même s’il n’y vit plus depuis des années.

Bien sûr le rap engagé existe, et heureusement, mais le réduire uniquement à une question sociale le fait s’éloigner de sa nature première qui est l’art. Le rap connait une diversité de style impressionnante et encore plus aujourd’hui avec l’émergence d’une nouvelle vague de rappeurs. Il va bien au-delà de deux genres, de par les différents thèmes abordés, les différentes générations de rappeurs et les différents styles de flow.

 

Alors oui, les rappeurs jouent, à leur tour, énormément avec cette diabolisation des médias à leur sujet. Cette fracture est symbolique dans le rap. Les médias n’aiment pas les rappeurs, et les rappeurs n’aiment pas les médias, ce qui leur permet de leur rendre la pareille dans leurs textes. Cependant, le problème est bien plus profond qu’un simple « Je t’aime moi non plus ».

Et c’est là qu’on s’attaque à la liberté d’expression.

En effet, on assiste bien trop souvent à des jugements avec deux poids deux mesures. Par exemple, une semaine avant les attentats de Charlie Hebdo, Médine a sorti son clip « Don’t Laïk ». Dans ce morceau il dénonce les « ultra laïcs » c’est-à-dire les personnes qui utilisent la laïcité de façon à exclure une communauté (ici les musulmans français) néanmoins la vidéo a été reçue comme un « pamphlet apologiste ». Les médias et les politiques l’ont tout de suite pointé du doigt « en criant au fondamentaliste » alors que Médine n’a fait rien d’autre que d’appliquer les principes de la République : La liberté d’expression, la liberté de caricaturer et la liberté de critiquer.

 

 

Nekfeu s’est retrouvé dans la même situation après l’attentat en question. Un procès lui a été intenté pour sa ligne sur Charlie Hebdo dans le titre Marche : « Je réclame un autodafé pour ses chiens de Charlie Hebdo » sorti en 2013, deux ans avant la tragédie qui a touché le journal satirique. À la suite de ça, le rappeur a dû s’expliquer et s’excuser dans la presse ou à la télé. Encore une fois ces paroles ne tenaient qu’au rap alors que les médias ont considéré que le rappeur se réjouissait de l’attentat.

 

 

À la différence des rappeurs, lorsque les journaux satiriques sont dénoncés pour leur propos sur tels ou tels dieux, sur tels ou tels évènements, c’est la justice, les médias et les politiques français qui leur viennent en aide en assénant les grands principes de la République à la face des détracteurs.

Comme l’a dit le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Charb, « La plume n’égorge pas ». Alors pourquoi ne pas mettre sur un pied d’égalité le dessinateur et le rappeur qui manient tous deux la plume ?

Youssoupha résume ces différences de traitement dans son titre Menace de Mort, écrite à la suite de son procès qui l’opposait à Éric Zemmour. Zemmour l’avait traduit en justice pour des paroles qui disaient : À force de juger nos gueules, les gens le savent qu’à la télé souvent les chroniqueurs diabolisent les banlieusards, chaque fois que ça pète on dit que c’est nous, je mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d’Eric Zemmour.” Contrairement à Youssoupha, les propos intolérants de Zemmour ne sont pas stoppés pas la justice puisqu’il continue d’arpenter les plateaux télé.

Le rap existe en France depuis plus d’un quart de siècle, la France est le deuxième plus gros marché du rap dans le monde après les États-Unis et pourtant les rappeurs ne sont pas considérés comme des artistes. À la différence, les rappeurs américains sont plus que respectés dans leur pays, certains étant même comparés à des dieux de la musique (Big up Yeezy). Ils sont souvent les invités des talkshows dans lesquels on évite de leur balancer des « wesh gros » à la fin de chaque question, avec un rictus moqueur. Cela s’explique notamment parce que le Hip-hop et le rap font aujourd’hui partis du patrimoine national des USA.

Il serait alors bon de laisser tomber le mépris et de faire de même en France après plus de 25ans d’existence même si le rap n’est pas un art issu de l’académisme à la Française.

 

Par Margaux Philippon.

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