Le rap et la musique classique sont de prime abord deux styles musicaux que tout oppose. Les outils utilisés, le processus de création, les motivations d’expression, tant de points qui les éloignent l’un de l’autre. Ajoutez à cela les trois ou quatre siècles qui séparent leur naissance et vous obtenez deux univers dépourvus de tout lien. Cependant, nier cette possible connexion, c’est sous-estimer la puissance du rap et l’ouverture artistique de ses interprètes. Après tout, si Maria Callas chantait sur fond d’orchestre, qu’est-ce qui empêcherait un rappeur de le faire aussi ?
Deux genres que tout oppose
Pour comprendre leurs différences, il est important dans un premier temps de connaître les fondements de ces deux genres musicaux.
La musique classique telle que nous la connaissons aujourd’hui (Mozart, Chopin, Beethoven…) est la conclusion d’une évolution très longue. Au Moyen-Age, la musique est principalement créée à des fins religieuses, les chants grégoriens sont notamment très populaires. Les années 1600 et l’apparition des opéras marquent un premier changement. Les principes d’harmonie et d’accords sont mis en avant et posent les bases de concepts encore utilisés de nos jours. S’en suit une période véritablement « classique » qui débute en 1750. Les opéras laissent place aux symphonies, ce sont des œuvres composées pour un orchestre complet, fondamentalement acoustique et qui répondent à des normes de construction très précises. Les voix sont abandonnées afin de placer la musique au premier rang. On assiste là à une réelle intellectualisation du 4e art. De manière générale, les courants qualifiés de « classique » sont tous liés à une recherche de perfection, quelque soit l’art qu’ils accompagnent.
L’histoire du rap est assez différente. Le « rhythm and poetry » voit véritablement le jour à la toute fin des années 70 dans le Bronx à New York. Il naît d’un ensemble d’influences culturelles et sociales portées par le hip-hop. La forte mixité des communautés du quartier et les nombreuses expressions artistiques du mouvement (graff, break dance, DJ-ing, beat boxing) sont à l’origine d’une véritable synergie créative. Le rap représente un formidable outil d’expression à cette époque : tout un genre à fonder et définir par des personnes trop souvent considérées en marge par la société. C’est une musique qui puise son inspiration de l’instinct de ses auteurs et qui leur laisse une grande liberté. Le rap peut aussi bien dénoncer un problème social, mettre en avant une réalité exacerbée, privilégier la technique ou l’ambiance qu’il transmet.
L’un des genres musicaux puise ses règles d’une évolution longue et d’une composition académique, l’autre d’un besoin d’expression et d’une créativité sans norme. Alors comment ces deux mondes que tout oppose cohabitent-ils aujourd’hui ?
La reprise de musiques classiques dans le rap
Le sampler est l’un des outils qui définit le mieux le rap. Cet instrument électronique permet d’enregistrer des échantillons de musique et de les modifier en y ajoutant divers effets sonores. L’utilisation de sample est une pratique extrêmement populaire car elle permet d’aménager la globalité des œuvres musicales en potentielles instrus rap. Par exemple, le chef-d’œuvre Songs In The Key Of Life de Stevie Wonder est un album qui a été samplé et resamplé par le monde du hip-hop.
Cette méthode va donc être le point de départ d’une liaison entre musique classique et rap. L’un des premiers à l’avoir fait, c’est le groupe EPMD qui a repris pour la première fois une composition de Mozart en 1997. Pour être précis : « Symphonie no. 40 en sol mineur » datant de 1788. Et c’est incroyable de se dire que plus de 200 ans après, un chef-d’œuvre classique autrichien puisse servir la plume de MCs américains.
Le rap français n’est pas en reste, Kool Shen sur du classique, c’est possible et c’est aussi ce qui fait la force de ce genre. Le titre That’s my People de Suprême NTM reprend « Prelude, op. 28, no. 4 en mi mineur » de Frédéric Chopin. Une dizaine de notes parfaitement intégrées au morceau, accompagnées de quelques scratches, la recette d’une instru qui renforce l’émotion du titre et l’état d’esprit qu’il défend.
La création de classique sur mesure au rap
Jusqu’alors, la musique classique utilisée dans le rap était des reprises adaptées aux codes du genre sacré aux 16 mesures. Les avancées technologiques permettent aujourd’hui de créer n’importe quel type d’instrumental depuis une chambre ou un studio grâce aux ordinateurs. Cette évolution a permis au rap une très grande accessibilité. Chacun peut, avec ce qu’il a, créer de la musique et exprimer son art. Cependant, ces dernières années, on peut apercevoir l’émergence d’une ouverture franche du rap en faveur de la musique acoustique et des instruments plus traditionnels. Lomepal en 2019 sort l’album 3 jours à Motorbass, composé de 15 chansons. Celui-ci reprend plusieurs titres de l’artiste en version live acoustique. On peut aussi mettre en avant le travail de Damso qui cherche de plus en plus à diversifier sa palette d’instruments en leur donnant une plus grande place. À la fin de Morose, on peut notamment entendre un solo de saxophone de plus d’une minute.
S’il y a bien un artiste qui fait le pont entre rap et musique classique, c’est Sofiane Pamart. Ce prodige du piano a effectué toutes ses classes au conservatoire tout en conservant une culture et des influences hip-hop et pop. Il a composé deux albums en collaboration avec le rappeur lyriciste Scylla. Pleine Lune 1 et 2 sont deux projets extrêmement forts et puissants alliant texte et piano poignants. D’un autre point de vue, il est intéressant de voir que le rap influence la musique classique d’aujourd’hui. Toujours par l’intermédiaire de Sofiane Pamart et de sa dernière œuvre en solo qui met en scène un piano plus humain, qui se rapproche du rap et s’éloigne de l’intention de perfection recherchée au XVIIIᵉ siècle.
Enfin, les concerts « Hip-Hop Symphonique » sont peut-être l’aboutissement de l’adaptation du rap au mouvement classique : reprendre des instrumentales purement rap et les adapter à un orchestre. Et quand on voit le nombre d’artistes qui y sont passés et la diversité de leurs univers (SCH, MC Solaar, Ninho, Meryl…), on peut se dire que le rap est vraiment un genre à part entière porté par une très grande force d’adaptation.
La musique classique et le rap, bien que très éloignés à la base, sont deux genres qui aujourd’hui cohabitent. Cette union est avant tout rendue possible grâce à la créativité des artistes et aux libertés permises par le rap. Qui sait, peut-être que Mozart s’il avait grandi à New York dans les années 2000 serait aujourd’hui un beatmaker star aux tubes interplanétaires.
Enjoy & Stay Tuned !
Thomas Quemard